Chez Sandrillon, c’était compliqué pour se laver. Un rai rouge sous la porte de la salle d’eau barrait l’entrée. Des odeurs vinaigrées de révélateur et de fixateur fuitaient dans l’appartement. Ilford, Fuji, Kodak. Ses parents s’y livraient à d’obscurs travaux inactiniques. Trente ans plus tard, ils ignorent que leur fille est la tenancière d’un des meilleurs blogs photo sur Lyon. Elle n’a pas éprouvé le besoin de leur dire. Pas encore. Même le jour où ils ont feuilleté chez elle un livre tiré de ce blog. Sandrillon ne veut pas être reconnue pour elle, mais que ses travaux le soient. Telle est sa quête.
« Il n’y a rien de faux dans mes photos », dit-elle touillant ses longs cheveux châtain clair, ses yeux dans le ciel de Bellecour, cherchant à être au plus près de ce qu’elle veut dire. « S’il y a un fil électrique dans le paysage, je le laisse, ou je m’arrange pour cadrer autrement. Je cherche ce que les gens pourraient voir. Ce que je reproche aux photographes sur le web, c’est leurs photos ultra photoshopées. » Sous sa crinière lionnesque, dans ses yeux frères Lumière, Sandrillon est d’une exigence de luthière. Elle n’est pas une grande technicienne, ce qui l’intéresse sur le terrain est le sujet, lequel est aussi imprévisible que le vent.
Un jour, dépitée d’un reportage à Croix-Rousse qui n’a rien donné, frustrée, alors qu’elle récupère sa voiture devant l’immeuble aux 365 fenêtres qu’elle rêve de photographier, un habitant l’y fait entrer et elle tombe amoureuse de l’escalier, ce sera son sujet. Idem de l’escalier de la petite rue des Feuillants. Une autre fois, ce sont les dessous des ponts sur le Rhône, un kaléidoscope de dessous de tabliers dans la ville des chefs cuistots.
Adolescente, elle a appris l’argentique, mais s’en est détournée lorsqu’elle a découvert la vidéo, « C’était plus rigolo quand l’image bougeait. » Elle est pro là-dedans mais ne m’en dit pas davantage, à son emploi non plus on ne sait pas qu’elle édite un super blog. Quand l’une de ses collègues tombe sur un autoportrait que pour une fois elle avait publié, celle là s’étonne, « Sandrine, c’est toi Sandrillon ! J’ai lu plein d’articles sur ton blog, j’aurais jamais imaginé que c’était toi. »
Ses sujets, le grenier d’abondance, le mythique garage Citroën, l’immeuble canut Clos Perrin, l’orgue de l’Auditorium, le jardin Rosa Mir, la plus petite maison de Lyon rue Étienne Jayet, la brasserie Ninkasi, le musée de l’École dentaire, le domaine Belle Rive en face de Confluence, la nécropole de la Doua, la statue de « l’homme qui porte à Saint-Priest », la montée du Télégraphe qui longe l’Odéon avec sa vue sur les thermes romains, le bateau chapelle des mariniers, les murs peints, la Manufacture des Tabacs, la tour du crayon de Part-Dieu, des dizaines d’expositions, dont le carnaval des animaux de la Biennale des Lions. Son reportage le plus populaire est la rivière Valserine, à l’est de Lyon, dans « une atmosphère digne des forêts druidiques et chamaniques », écrit-elle.
Longtemps, Sandrine s’est tenue loin de la photo, déçue par les premières générations d’appareils photo numérique, loin du rendu argentique. Mais survient un déclencheur. Le concours du cimetière de Loyasse qui fêtait ses cent ans. Tôt un matin, elle va se balader entre les tombes, avec un compact à trois francs six sous. Sa photo est sélectionnée. Les organisateurs la lui réclament en grand, pour les panneaux municipaux. Mais elle n’a qu’un fichier de qualité limitée, il faudrait refaire la photo avec un meilleur appareil. Elle se retire du concours. Ils insistent, ils ont un logiciel qui sait agrandir les images sans les détruire. Le résultat lui plaît, sa confiance revient.
Elle se remet à la photo. En dehors de son job. Elle crée ce blog, « Sandrillon in Lyon ». Au nom explicite, elle parler de son terrain de jeu photographique. Se paie des appareils. Un gros, un moyen, un petit toujours avec elle. Sans encore le savoir, elle vient d’entrer en addiction. Ce blog se met à jalonner sa vie, une auto-obligation de publier alors qu’elle n’en retire aucune reconnaissance majeure. Parfois Sandrillon se demande pourquoi tout ça. Quel sens ? Chaque billet est un gros travail. Reportage, éditing, rédaction. Fait-elle de la photo pour ce blog, ou ce blog pour faire de la photo ? La réponse est peut-être en forme de lieu secret.
« Accepteriez-vous de me faire découvrir votre lieu secret dans Lyon ? » demande-t-elle un jour à tous ses amis. Trente-huit acceptent. La règle : qu’ils ne lui en disent rien avant. Chacun lui donnera un rendez-vous en un point neutre et l’y emmènera, elle n’en saura pas plus et la localisation du lieu ne sera pas révélée dans son reportage. Ce projet lui prend six mois. Ce seront trente-huit découvertes. Un ancien hôtel du XIXème qui tombe en ruine, en plein centre ville. Des endroits retirés, certains abandonnés. Ou au contraire très connus, au théâtre romain de Fourvière, au parc de la Tête d’Or. Trente-huit portraits et récits de leur rencontre avec Sandrillon. Elle appelle ce projet « Confidences ».
Son lieu secret, où elle se fait à son tour photographier par une amie devant une fresque street-art, elle vous le révèle maintenant, est en haut de l’étroite rue Joséphin Soulary, sur l’abrupt flanc de Croix-Rousse en surplomb du Rhône. Mais quand elle va mal, c’est ailleurs encore qu’elle cherche du beau, « J’adore Fourvière, son côté imposant. Elle surgit, ça me prend. » C’est sans doute pour cela qu’elle n’a pas vraiment encore réussi à photographier cette partie de Lyon comme elle le voudrait. Mais Sandrillon attend, elle a rendez-vous avec la photo, comme un destin.
Gilles Bertin
Le blog Sandrillon in Lyon : http://sandrillon-in-lyon.fr/
Toutes les photos de ce portrait sont de Sandrillon, excepté la dernière, qui est de son amie Florence. Elles sont donc leur propriété et leur utilisation est soumise à leur autorisation via le formulaire de contact de Sandrillon in Lyon.